Double magazine

Yulia Mahr & Max Richter, Un lieu
Février 6, 2025

« On en arrive à ne plus savoir si Max Richter compose ou s'il dompte l'espace de notes aussi tranchantes que délicates. On l'imagine dessiner des nappes de cordes soyeuses et bouleversantes pour une bande originale et le voici qu’il revient en nous présentant Vivaldi sous un jour inattendu. On le sait capable de nous fredonner le sens de la nuit pendant 8h et le voici qui remodèle

la Déclaration universelle des droits de l’homme. Pour parvenir à nous toucher, il n'use jamais de fioritures incongrues, de pinceaux stériles ou de territoires

inhospitaliers, Richter est l'homme d'un univers qui nous berce tout autant qu'il nous interroge, qui remet en question la certitude qu'on avait du sens de la mélodie, de la décence des sens. En somme, vous ne saurez jamais comment la musique deRichter est arrivée dans votre vie, vous saurez simplement qu'elle y est pour donnerà chaque instant une tonalité inédite, où l'absence de posture devient un charme inévitable. Il est là, présent, passé, futur, désaturant le monde, bonifiant l'émotion, caressant l’absolu.» — Cyriaque Juigner

Voilà pour l'intro musicale que j'ai commandée à un ami, un excellent expert
en musique, notamment celle de Max Richter. Je craignais de la rater, cetteintroduction. Max est ce compositeur multirécompensé, que j'ai récemment
rencontré dans la campagne anglaise – belle et humide à souhait. Il partage sa vie
avec l'artiste et cinéaste Yulia Mahr, sa femme depuis 34 ans.
Nous avions pris rendez-vous dans l'Oxfordshire, près d'un village étonnamment
rempli de salons de coiffure – étrange – et d'un hameau aux quelques maisons en
grès du XVIIIe siècle. C'est là que se trouve la bâtisse noire et minimaliste de ces
deux artistes, un lieu unique aux lignes simples et contemporaines, doté d'un toittriangulaire. Pensé comme un centre de réflexion artistique, ce bâtiment a été
conçu par les architectes Charlie Luxton et James Renfrew.
On l'appelle ici le Studio Richter Mahr.
Attention, les bottes sont de rigueur pour éviter de laisser des traces sur le sol
immaculé que l'on foule en cette journée ensoleillée d'octobre. Mais nos hôtes n'entiennent pas rigueur. Plus loin, deux labradors noirs nous observent tranquillement.
C'était surtout l'occasion unique d'une conversation à deux, entre Max et Yulia:questionner cette idée de résidence, évoquer le silence, le bonheur des erreurs
et l'étrange profondeur des œuvres de Yulia Mahr.

 

Double
Ce bâtiment high-tech, dans lequel nous sommes, était un hangar?

Max Richter
Oui, c’était même un ancien lieu d’élevage pour des alpagas, et on y garait d’énormes tracteurs. Quand nous l’avons découvert en 2019, c’était un espace totalement vide, en très mauvais état. Personne n’en voulait, notamment parce qu’il y avait 12 hectares de terrain. Que faire d’un tel espace ?

Yulia Mahr
Nous avions cette idée un peu saugrenue et utopique d’une résidence, une sorte de rêve à la Black Mountain College, perdue au milieu de nulle part. Bon, évidemment, nous ne sommes pas en Caroline du Nord! Ici, nous sommes à seulement une heure de train de Londres, depuis Marylebone Station.

Max Richter
Résidence?! Je pense que notre manque de structure est trés 
à propos. Il n’y a ni règles, ni formulaires à remplir, et personne n’a à prouver quoi que ce soit ou produire un résultat. Les résidents peuvent faire ce qu’ils veulent pendant leur séjour ici.
Nous partageons des déjeuners, les gens discutent entre eux... 
et un peu plus que ça, évidemment. Mais rien que le terme résidence me fait peur. Il s'inscrit déjà dans la même chaîne de production que tout le reste, cette industrialisation de la créativité où il faut absolument aboutir à un produit fini. Ici, c’est tout le contraire. Quelqu’un peut venir,
passer une semaine dans la cabane, et simplement lire un livre.

Double
Voilà une vision belle et optimiste du monde, comme cette vue sur la nature depuis n’importe quelle pièce de ce «hangar»?

Max Richter
Ah, les journalistes et leur art de résumer des conversations! Récemment, dans un journal anglais très sérieux, on a écrit : «Max Richter aime le groupe Chic et regarder l’Eurovision!». Deux remarques tirées d’une discussion sur les conséquences
de l’IA... Une simplification extrême! Attention, Fabrice : 
surveille tes titres. (Rires)

Yulia Mahr
Les médias en ligne sont guidés par des émotions extrêmes. C’est ainsi qu’ils attirent des clics, et les clics rapportent de l’argent. Cette polarisation est donc inévitable, mais elle est aussi très destructrice. Un lieu comme celui-ci, pour moi, c’est une forme de résistance, avec un petit r. Je pense que de plus en plus d’artistes adopteront cette démarche. Une petite résidence de résistance, en somme. (Rires)

Double
À deux, on est toujours plus forts?

Yulia Mahr
Nous partageons cette conviction que la créativité est une force profondément élévatrice, aussi bien socialement que sur le plan personnel. Et plus simplement? Entendre un peu de Beethoven 
à la radio pendant que je prépare mon café, cela suffit à illuminer ma journée. Si, en plus, cet instant se déroule dans cet environnement, alors ma journée est encore meilleure.

Double
Il y a tellement de bois autour de nous, dedans et dehors !

Yulia Mahr
Oui, mais derrière cette forteresse de lambris, il y a beaucoup de technologie. Si tu ouvres un placard ici, c’est un peu comme dans 2001, l’Odyssée de l’espace ou Alien. Des câbles, des fils, des machines peuvent te sauter au visage... Mais tout cela reste caché. Nous voulions que le bois domine : regarder dehors, être entouré par la nature, et à l’intérieur, voir encore du bois. C’est apaisant.

Double
Et sur le plan sonore, Max, ce silence vous inspire-t-il?

Max Richter
Cet espace est idéal pour la création musicale. Tout ce que 
je voulais, c’était un environnement qui place l’artiste dans un état propice à la création. Ici, vous avez à portée de main tous les outils nécessaires. Par exemple, si vous pensez «Tiens, j’aimerais utiliser ce micro», il est probablement là, devant vous. Cela élimine les distractions techniques pour vous concentrer uniquement sur vos idées.

Double
Une nature parfaite, donc sans place pour l’erreur?

Max Richter
Au contraire, les erreurs sont essentielles. Elles sont 
inévitables, comme le silence ou l’absence. Les erreurs sont nos alliées : elles bouleversent nos idées préconçues et brisent le poids de nos bagages culturels. C’est souvent dans l’imprévu que naissent les choses les plus intéressantes.

Double
Donc, l’erreur est humaine, mais l’horreur l’est aussi. Je pense à votre travail commun, Voices (2020), que vous avez réalisé en musique et en film autour de la Déclaration universelle des droits de l’homme (et du citoyen, 1789). Une relecture musicale et engagée, en tant que défenseurs des Droits que vous êtes. Plonger dans l’humain : dans ses droits, mais aussi dans ses aberrations extrêmes!

Yulia Mahr
Ces droits, nous croyons les connaître, mais qui les a réellement lus ? Avec Voices, nous voulions redonner de la force à ces mots, les faire entendre comme pour la première
fois. Il y a une résonance universelle et magique dans ce texte.

Max Richter
Nous avons conçu ce projet en pleine tourmente mondiale, au début de la présidence de Trump. Ce document, c’est un guide, une sorte de lumière. Les spectateurs applaudissaient à chaque représentation, car cela se termine sur une happy end :
la paix est-elle encore possible?

Double Une pièce qui revêt un sens particulier pour vous, Yulia?

Yulia Mahr
L’histoire de ma famille reflète celle du siècle dernier en Europe. Mes grands-parents ont fui le fascisme et les nazis, et ils ont passé 20 ans au Chili. Ma grand-mère m’a transmis l’importance des droits de l’homme et le rôle crucial de l’individu dans le grand ordre des choses. En période de bouleversements mondiaux, les droits de l’homme sont toujours mis à rude épreuve. Max et moi avons commencé à réfléchir à ce document, qui est absolument magnifique. Il est là pour nous guider.

Double
Changeons de sujet. Vous avez récemment joué à la Fondation Louis Vuitton, en plein milieu des peintures de Rothko.

Max Richter
Sincèrement, je pourrais rejouer ce spectacle pour le reste de ma vie. Nous avons joué dans les salles mêmes où étaient exposées les œuvres de Rothko lors de son exposition.
En réalité, nous avons passé trois nuits dans les galeries pour préparer ce concert.

Yulia Mahr
Il y a eu ce moment magnifique. Hors du temps. Quand vous sortiez sur la terrasse, la musique de Max continuait de jouer, tant à l'extérieur qu'à l’intérieur du bâtiment. Il y a une sorte d’écurie au Jardin d’Acclimatation qui jouxte la Fondation, une école d’équitation, je crois. Il y avait tous ces cavaliers en train de dresser leurs chevaux qui écoutaient la musique de Max. Et c'était juste magnifique de passer de ces Rothko à regarder cet étrange manège.

Max Richter
Rothko nous a toujours inspirés ! Notre premier rendez-vous, à Yulia et moi, était dans la salle Rothko de la Tate Gallery. Devant les fresques Seagram. Notre premier rendez-vous !

Double
Vous n'êtes pas allés au pub?

Yulia Mahr
Je n’ai jamais été une fille de pub. C’est Max qui avait décidé du rendez-vous.

Double
Max, vous êtes entourés d’un fabuleux matériel de musique, cette immense console d’enregistrement, toutes ces manettes ou ce beau piano, seul, dans un immense auditorium... Tout cela ressemble à un laboratoire de l’Ircam en pleine nature. Incroyable!

Yulia Mahr
Bien que j’enregistre toujours sur bande, à l’ancienne. Et j'utilise beaucoup de synthétiseurs analogiques. Il y a une sorte de qualité haptique, non loin de l’oreille et du toucher. Ces instruments ont une authenticité et une gravité que les numériques n'ont pas. L'enregistrement analogique n'est peut-être pas aussi précis, mais il raconte mieux une histoire. J'aime les couleurs analogiques.

Double 
Et ta pratique artistique ici même, Yulia?

Yulia Mahr
Si vous m'aviez posé cette question il y a cinq, six ans, 
j'aurais donné une réponse très différente sur notre façon de travailler. Avant, nous étions comme Jean-Claude et Christo, un partenariat très fort. Maintenant, c'est très différent. Nous sommes deux artistes chacun dans son studio.

Double 
Vous avez fait des études d’anthropologie, j’ai lu !

Yulia Mahr 
J'ai fait un master en anthropologie visuelle! Cela m’a appris une certaine méthodologie très axée sur le temps. Je travaille aussi beaucoup avec des matériaux pour générer d’autres idées que le support photographique. Je joue toujours. Qui a le droit de jouer à mon âge ? On a toujours le droit de jouer.

Double 
De quoi êtes-vous le plus fière dans votre travail ?

Yulia Mahr
D’être ici. Et d’avoir affirmé ma voie assez tard! C’est assez courant pour les femmes de mon âge, au final. Les enfants, la vie, etc. Cette pièce où je travaille a tout changé pour moi, elle m'a donné le temps et l'espace pour faire... Mais j’ai su attendre aussi. Je n’oublie rien. Je suis venue dans ce pays sous le joug de cette contrainte : ne rien attendre de... Quand tu es immigrée, on t’apprend à t’intégrer, vite, très vite, ne pas te démarquer des autres, et te mettre simplement au travail et survivre. C’est ainsi que j'ai été élevée. C’était ma propre musique. C’est en soi une expérience traumatique quand il s’agit d’exprimer autre chose que de la vie. Puis, j’ai réalisé que j'étais soudainement libre. Devant cette fenêtre, face à cette nature, face à ce nouveau silence. Cela prend parfois du temps. Une vie même.

Double
Ce que tu fais, ta photographie, par exemple, semble 
s’alimenter d’autres médiums.

Yulia Mahr
J’ai toujours pris des photos et tenu des journaux avec un Super 8. J’ai d’ailleurs une tonne d’archives de films de notre vie ensemble avec Max. Mais je ne les ai jamais vraiment
exploitées. Cependant, oui, j’ai été très inspirée par ces 
cinéastes indépendants qui travaillaient totalement en dehors du système, comme Stan Brakhage, Jonas Mekas ou Maya Deren. Un cinéma qui a souvent flirté avec l’art contemporain.

Double
Et cette photo devant moi, c’est un corps ou une sculpture?

Yulia Mahr
Elle est issue d'une série intitulée 
À propos de Sarah. Elle parle de nos corps qui vieillissent et de notre relation avec eux. J’ai utilisé une caméra thermique. Cette femme que j’ai photographiée a subi une double mastectomie et toutes sortes  de chirurgies du dos, elle est bardée de cicatrices. Mais la caméra thermique n’a pas capté cela. On entrevoit d’elle, de l’intérieur, sa vie, son sang, ses veines. Sa force vitale.

Double
De même que la mort qui rôde.

Yulia Mahr
Aussi, oui.

Double
Un être de sang qui semble figé, telle une sculpture délicate, non loin du Christ voilé de Giuseppe Sanmartino à Naples!

Yulia Mahr
À peine recouvert d’un voile. Formidable, oui! Ce commentaire sur la sculpture fait partie intégrante de mon travail. J’aime aussi explorer l’aspect matériel de la photographie, celle qui dialogue avec d’autres éléments. Certaines de mes images s’approchent du dessin au fusain. J’utilise spécifiquement du papier noir pour absorber l’encre et jouer avec les impressions. C’est un dialogue entre mort et sacerdoce. Et l’image, ainsi, renaît.

Double
Vos images, on ne peut guère les dater.

Yulia Mahr
Beaucoup laissent le temps faire son œuvre. Par exemple, les couleurs de certaines ont été altérées par le soleil 
pendant 15 ans. Voici de nouvelles photos : les reflets que
vous voyez résultent de cette brûlure solaire. J'aime travailler l’idée d’accomplissement.

Double
Il y a ces grandes images dans votre studio, mais il y a aussi 
ce microscope sur l’une de vos tables.

Yulia Mahr
Je guette toutes formes de métamorphoses, les changements et les processus chimiques, toutes ces choses qui maintiennent 
le mystère autour du procédé créatif.

Double
Du mystère, comme cette bâtisse en renferme sûrement.

 

sur 8